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Description d'un Cadre


 

 

 

 

 

 

 

   

Tout au long du jour il vendait de la vaisselle ébréchée. Aidé en cela par une étonnante servilité, il s'ingéniait à compenser la pauvreté de sa camelote par tout un arsenal de phrases empruntées sans doute, de sourires et de compliments.
Au soir, lorsque la lumière commençait à manquer à sa ruelle il allait déposer au dehors de précieux candélabres et les allumait avec une tendresse inquiète.
Les derniers visiteurs auraient droit à encore plus d'égards que les autres. Pour eux il inventait de réelles fêtes. Même il baissait ses prix.

Lorsqu'enfin il s'était persuadé de ce que la journée était finie, avec regret et lenteur, il éteignait ses bougies et fermait sa porte. Puis, après un dernier regard à sa boutique, plein de ferveur admirative pour tout ce chaos, il grimpait à l'étage après avoir goulûment avalé son régaume quotidien composé de légumes bouillis et assaisonnés copieusement de vin aigre.

Dans un dédale de pièces vides il errait, un flambeau à la main, de toiles d'araignées en nids de cafards, avalant de temps en temps une lampée d'alcool fort à même la bouteille qu'il serrait contre lui.

A la dernière heure du jour il accédait au grenier, au moyen d'une échelle branlante et s'y enfermait. Plafond, murs et sol étaient tendus de fourrures précieuses, et au centre, sous un dais somptueux de velours incarnat un lutrin d'argent supportait un énorme grimoire enluminé.

A voix haute il se mettait à lire dans une langue étrange, rauque et sifflante, un long moment. Ayant refermé le livre il allait ensuite contempler un cadre fixé dans le vide de la pièce. Le cadre n'était que nu de nuit, vieille dorure écaillée, poussiéreuse et terne.

Tendant le visage vers une toile absente il scrutait longuement avec avidité ce vide et cette nuit.

Les heures sonnaient au loin.

Sans lassitude aucune, il s'en retournait dans sa demeure déserte, et très lentement, comme avec égard pour le sol, il s'allongeait.

 

 

 

 

 


Après de longues années de solitude il se vit confier une frêle parente subitement orpheline.

Elle arriva dans la ruelle morne à la tombée du jour, vêtue d'une cape de bure et sans bagages.

Ce fut elle qui désormais garda la boutique. Elle possédait pour tout bien un visage terreux. Tout au long du jour, il le lui disait. C'était d'ailleurs la seule remarque qu'il avait à son adresse. De fait elle était laide. Portant toujours cette même cape qui l'enveloppait tel un suaire, rien de son corps n'apparaissait si ce n'est ce visage désopilant.

Toute sa vie se passait dans le magasin. Elle y dormait, y lisait, et semblait y rêver à longueur de temps, le regard éteint, comme en un perpétuel purgatoire de douleurs sourdes.

Ce fut une nuit d'été, qu'après avoir lu son rituel quotidien il vit apparaître dans le cadre un regard. Puis une joue, puis une autre.

L'instant d'après une incroyable beauté illuminait le grenier. La lèvre lourde et sensuelle, l'oeil étincelant de volupté provocante, sous une lourde chevelure blonde, un visage de femme, jeune, irradiait de beauté capiteuse au centre du vieux cadre.

La bouche parlait le même langage étrange, et des mots, s'échappaient des accents d'une sauvagerie inouie.

Quand il l'eut écoutée, petite silhouette chétive qui buvait ses paroles, il s'en redescendit avec l'agilité d'un chat fondant sur sa souris. Il s'en revint dans l'instant traînant la jeune fille qui le suivait avec passivité et soumission non feinte.

 

 

 

 

Alors il dégrafa la cape de bure.

Ce fut un corps très beau qui en jaillit.

Beauté de formes pleines, nonchalante, faite de courbes lascives et douces.

Mais cette moitié tranchait horriblement avec le pauvre visage sans vie qu'elle supportait. Aussi il lui ôta vivement la tête au moyen d'un couperet qu'il avait emporté.

Tandis qu'un jet de sang éclaboussait les fourrures il plaça le corps juste en dessous du cadre.

Enfin il enlaça avec passion pressant sa bouche sur celle qui venait s'offrir à la sienne.

Ce fut pour lui un moment d'ivresse insoutenable que cette étreinte, bien courte il est vrai.

Consommée son extase, il chut mollement avec le corps de la décapitée, entraînant dans une mare de sang un cadre inutile et vide.

C'est un peintre fou qui vous parle, et qui crève chaque nuit ses toiles avec des morceaux d'assiettes brisées.

 

Aix en provence
1975-78