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 Au bout du monde 

La Source 1995

 

 

 

Modèles du bout du monde
esquissées à leur insu dans un marché aux fleurs
dormant sous les cocotiers
filles de parias ou bien putains
danseuses de bouges
paysannes des rizières ...

Les riches vont voir les pauvres et ils les trouvent belles
girofliers cannelle bananiers arbre à pain
vos feuilles les caressent dans bien des aquarelles

Il est des îles encore où l'on prend par la main
la fille qu'on veut peindre
on la cueille au soleil pour la croquer dans l'ombre :
elles croyaient un amant et rencontraient un peintre
- Tu ne veux pas de moi ?
- Mais si ! Je veux te peindre ...
comme l'art est dérisoire au pays de la faim
et des plaisirs forcés

Puis elles s'offraient plus nues que nues dans leur sari
sous leur sarong ou bien leur pagne
corps éclatants d'amour impudiques et lascives :
c'est la vie qu'elles offraient et je voulais oeuvrer

Filles lointaines et permissives ...
on peut même les saillir pour l'argent d'un taxi
il faut lire leur regard alors qu'elles se retournent
le vrai prix est écrit dedans
au compteur de leur âme :
dégoût et désespoir

 

- J'aime tes couleurs. Alors tu vas me vendre
et avoir des dollars pour revenir me voir ...
On l'appelait Nancy elle dansait à Bangkok
Patpong street
devant les glaces qui renvoyaient ses neuf images
elle frétillait avec
un dragon bleu de l'épaule au jarret tatoué
sur ses quinze ans
elle dansait et la bête grondait
en décibels psychédéliques
la gueule sur son ventre
les pattes sur ses seins
et la queue sur ses reins
la fille et l'animal vibraient à chaque accord
les Saxons frappaient dans leurs mains
et Nancy les yeux au plafond
semblait suivre une caravane
serpentant parmi les pavots

 

A minuit on la mit à prix
et j'ai donné plus que les autres
hôtel  - chambre à couleur -
seul avec la belle et la bête
pour une nuit de pastels gras
à faire pâlir tout mon album
Nancy riait
Nancy buvait
Nancy fumait
dehors
les néons crépitaient des danses délirantes
au rythme des klaxons surexcités de nuit

Sous les pales du ventilateur
Pa Wiiit ... Pa Wooo ... Pa Wiiit ... Pa Wooo
elle n'avait que ça pour danser
la suite en jaune du dragon bleu

Je me souviens de mes mains moites
mes pouces estompant les tracés
vertigineux ivres
de bières tièdes
et elle debout faisant l'amour
avec son monstre dévoreur

-Tu me vendras ... tu reviendras ...
L'an d'après Nancy n'était plus
là.